vendredi 14 septembre 2012

Haïti, Kenbe la ! (Rodney Saint-Eloi)

Quatrième de couverture : 
J’ai écrit ce livre pour faire taire en moi les fureurs du goudou-goudou, ce séisme désormais ancré dans les entrailles de tous les Haïtiens. Haïti, en plus de la violence de l’histoire, de la misère, n’avait pas besoin de séisme. C’est une violence de trop. L’esclavage, la colonisation, l’exploitation, les occupations auraient amplement suffi. La nuit, je me sens balancé. La terre vacille au moindre mouvement. Je me mets à lire ou à écrire pour oublier que la terre, qui sait nourrir, peut aussi trembler et tuer. J’ai écrit ce livre pour dire que la vie ne tremble jamais. Un peuple debout cherche sa route, à la lueur des bougies. Un peuple debout cherche de l’eau et du pain, et enterre ses morts. Car les morts savent traverser les jardins et frapper aux fenêtres des rêves pour apporter aux vivants l’espoir.


« Un témoignage bouleversant qui m'a particulièrement émue. Comment peut-on imaginer le pire lorsqu'on l'a jamais vraiment vécu ? Ce livre nous en narre l'expérience grâce à une plume magnifique où il n'est pas évident de tourner la page, oubliant l'odeur de la mort, ainsi que les visions d'horreur. A mes yeux, Haïti Kembe la est un roman à lire ! »


« Haïti, Kenbe la » est un magnifique témoignage du drame qui a bousculé Haïti le 12 janvier 2010. Rodney, un Haïtien expatrié à Montréal nous relate en 10 chapitres tout ce qu’il s’est passé puisqu’il était sur place au moment du drame. En effet, l’auteur était de retour dans son pays natal afin d’assister à la seconde Édition du Festival Etonnants Voyageurs, rassemblant une cinquantaine d’écrivains d’horizons divers durant une semaine. Au moment où l’auteur prenait un petit repas avec son ami Dany Laferrière, les chaises, tables, plafonds et planchers se sont mis à bouger, à trembler. « On se retrouve tous, je ne sais trop comment, projetés à plat ventre, regardant vaciller la terre qui secoue les tripes, qui balance tout, et qui tremble, et qui tremble… » L’auteur décrit avec précision ce qu’il s’est passé mais aussi ce qu’il a ressenti, ce qu’il a également vu, les réactions des uns et des autres… « Il est 17 heures. Tout le monde se met debout. Je ne sais qui a nommé le premier le goudou-goudou. Quelqu’un dans la foule crie le mot séisme d’une voix cassée. » Chacun a pris le temps qu’il fallait pour se remettre de ses émotions, et surtout prendre conscience de ce qui venait de se passer… Et les pensées partent vers les proches, la famille, les amis, les entourages, comment savoir si tout le monde va bien ? Comment savoir et rassurer également ? Beaucoup se sont posés ce genre de questions. Un séisme de magnitude 7,3 venait de frapper Haïti, pays le plus pauvre des Amériques
 
« Je l’ai serrée tendrement sur mon cœur, sans un mot… » Une phrase, que Rodney prononce dans le second chapitre, que j’affectionne et qui m’a marqué intérieurement. Pas facile d’avoir des marques d’affection, des gestes de tendresse face à autrui quand ces personnes ont tout perdu. Comment aider les sinistrés au lendemain de ce calvaire, de cet enfer ? Et lorsqu’on croise une personne de son entourage, qui a survécu, doit-on s’en réjouir ou au contraire pleurer les morts ? « Sur la route, j’ai croisé la romancière Kettly Mars. Quel bonheur, un visage connu ! Vivant… Le mot a pris un autre sens le premier matin des décombres. L’évidence. Se lavi. C’est la vie. On nous a appris à répéter cette profession de foi. Pour accepter la vie comme elle vient. Pour ne pas forcer le destin. Pour être capable de tout accueillir d’un même élan : bien ou mal, peine ou joie, bon temps ou mauvais temps. On répète d’une même voix tranquille Se lavi. C’est la vie. La rose est la rose. L’épine aussi fait partie de la rose. Au matin des décombres, Se lanmò, la seule évidence, c’est la mort. Le mot vivant est plus clair que le jour. » Je cite Rodney car certaines phrases me parlent dans mon cœur, et me touche profondément.
 
Il est vrai que je n’ai pas vécu personnellement ce séisme puisque je n’étais pas sur place mais l’auteur nous relate tellement bien les faits qu’on a l’impression d’y être et de le ressentir dans nos tripes. C’est douloureux de voir autant de morts, et d’être impuissant face à cet enfer. Je plussoie Rodney lorsqu’il affirme que Haïti n’avait pas besoin de ce goudou-goudou, qu’il avait bien assez de malheurs déjà dans ce pays. Doit-on blâmer quelqu’un ? Certains errent dans les rues tandis que d’autres essaient de se rendre utile. Tandis que les secours se mettent en place, parallèlement, Rodney plonge dans ses souvenirs d’enfance, et nous narre aussi l’histoire de son pays natal. Les différents pays s’organisent également pour venir en aide aux Haïtiens. Doucement, les personnes possédant des passeports étrangers sont expatriés vers leurs pays respectifs…

Quant à l’auteur, il est resté sur place une semaine, avant d’être reconduit par les militaires à Montréal, le lundi 18 janvier vers cinq heure du matin.  « Une ville dans la nuit, morte, agenouillée, défaite. Les rares immeubles debout rappellent tristement le temps d’avant. La pénombre amplifie les méfaits du goudou-goudou… La voiture roule à toute allure entre les rangées de murs aplatis, les chutes de pierres, les corps trébuchés, les débris de voitures sur les trottoirs. » Pas facile de retrouver une vie normale, de retourner à son train-train quotidien après avoir caresser la mort d’aussi près. L’auteur en a fait la touchante expérience. Dès son retour, son entourage proche est venu lui apporter son soutien en déposant des plats, de la nourriture et aussi dans un sens, des vœux de condoléances. Ses premières nuits étaient peuplés de cauchemars ; l’odeur des cadavres qui emplissaient les rues, ces derniers gisants sur les trottoirs, la tristesse, le désarroi, le désespoir… « A chaque réplique, j’ai appris à taire en moi les larmes pour faire semblant d’être plus fort que le séisme. Chaque réplique me rapprochait de la faille, de ma faille, confirmant que cette terre ramollie, limon, bourbe, était désormais capable de s’en aller sous nos pieds. »
 
« Franketienne m’a rendu l’espérance… Franketienne écrit. Il monte des pièces de théâtre qu’il joue. Il chante. Il peint. Il attend le prix Nobel. Dans cette effervescence, il reconstruit sa maison. Un sacré rappel à l’ordre. » Franketienne est également un auteur qui continue de croire, de rêver, il a espoir que le pays se relève de ce drame. Il le montre dans ses gestes, dans ses paroles, rien que pour cela, je vous conseille de lire ce témoignage pour y découvrir la leçon d’espoir de Franketienne. Ce passage m’a particulièrement plu, le goût de l’espérance sur les lèvres pour un monde peut-être meilleur… A la fin du roman, Rodney publie une lettre qu’il a écrite à son éditeur au moment il avait terminé l’écriture de « Haïti, Kenbe la ! » Il nous révèle comment ce livre a vu le jour, même si au début, il était contre l’écriture de ce dernier. « Depuis ces six derniers mois, je n’ai fait qu’écrire. J’écris tous les jours et je fouille sous les décombres pour dénicher la moindre lumière qui permettait de rejoindre, là-haut, une petite étoile. L’étoile de la chance capable de changer la vie au pays. Le séisme a besoin de voix pour le contraindre à arrêter sa route. J’ai écrit se livre pour accompagner d’une berceuse ce cri goudou-goudou enraciné dans les entrailles de tous les Haïtiens. C’est une blessure avec laquelle ils seront obligés de vivre. »
 
267 pages d’émotion qui se lise rapidement. Rodney Saint-Eloi a une plume magnifique, simple, poétique par moment, mais surtout juste ! Cet homme partage son temps entre l’écriture et l’édition. En 1991, il a fondé les Éditions Mémoire à Port-au-Prince, puis à Montréal, en 2001, les Éditions Mémoire d’Encrier qui publient de nombreux ouvrages d’auteurs Haïtiens, Caribéens et Africains. La lecture de ce témoignage m’a donné envie d’en apprendre davantage sur ses Maison d’Editions ainsi que les auteurs qui publient. En voici quelques-uns : René Philoctète, René Bélance, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Félix Morisseau-Leroy, Roland Morisseau, Jean Price-Mars, Yanick Jean, Davertige, Franketienne, René Depestre, Jean-Claude Fignolé, Justin Lhérisson…

Ce n'est guère facile d'écrire une chronique sur un témoignage. Je n'ai pas envie de juger ou noter un homme, écrivain soit-il, relatant simplement un drame qui a marqué son existence. Toutefois, je vous conseille ce roman si vous êtes amateur de ce genre littéraire.

Merci à Livraddict et les Éditions Michel Lafon pour la découverte de cet auteur talentueux et de cet ouvrage touchant.
 
Se lavi

« Nous n’avons pas l’habitude de laisser notre chagrin nous réduire
au silence » Edwidge Danticat
 
« Tant que le lion n’aura pas son historien, les histoires de chasse glorifieront toujours le chasseur »  Proverbe africain



 

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